Un don de l'Etang
- Etteluge
- 4 juin
- 13 min de lecture
Un grand merci à Natacha G.qui m'autorise à diffuser cette merveilleuse nouvelle ici..
Comme il faisait doux ce matin-là, pas trop chaud encore, je conduisis mon chien au bord de l’Étang pour qu’il coure un peu. Avec la chaleur de l’été, je m’agaçais de le voir couché toute la journée, paresseusement, à l’ombre. Et en serrant son collier, il me vint à l’esprit que je reprochais au pauvre animal, ma propre inactivité. J’avais bien sûr un travail, qui me nourrissait convenablement, mais je m’y ennuyais tant, que cela rendait ma vie vide et creuse.
À peine descendu de la voiture, mon chien se précipita vers l’eau et se posa entre les jambes d’un vieil homme. Le pauvre peinait déjà à trainer sa frêle carcasse, paraissait essoufflé, déambulant lentement les yeux rivés au sol. Je craignis que mon chien ne le renversât : « reviens, tu n’as pas assez de place que tu vas te coller dans les jambes de Monsieur ?
— Laissez, laissez. Il doit sentir l’odeur de Dolly, ma chienne. Je l’ai laissée à la maison. Depuis que je suis malade je n’ai plus la force de la tenir en laisse.
— Ah, désolé.
— C’est comme ça la vie. Vous venez souvent par ici ? Je ne vous ai jamais croisé.
— Je viens surtout depuis que j’ai mon chien.
— Oh, regardez la belle sarcelle qui se pose là-bas. »
Et il mima un tir en direction du canard, et suivit du regard, l’hypothétique chute du gibier dans l’eau.
« Vous êtes chasseur ? demandais-je.
— Oui, mais j’aime surtout les canards.
— Pour les cuisiner ?
— Ah, ah, non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je les aime pour eux, je les trouve beaux. Pas pour les manger. »
Je me sentis lourdaud de n’avoir jamais pensé à admirer les canards. J’entendais leur coincoin, dans le jardin de mon voisin, je les mangeai volontiers laqués dans les restaurants chinois, mais je n’avais jamais songé à admirer leur vol en groupe, leurs postures d’amerrissage ou leur manière de s’ébrouer, pas plus que je ne m’étais jamais inquiété de leurs nombreuses espèces ou de la variété de leurs plumages. J’écoutais avec humilité le vieil homme m’initier, mes pieds en appui précaires sur des coquilles d’huitres brisées.
Il reprit sa marche lente et je suivis mon chien qui l’accompagnait. Près d’un grand pin, ils vérifièrent si j’étais toujours là, puis ils coupèrent une haie de tamaris vers une partie de l’étang que je ne connaissais pas. Ils s’engagèrent sur une butte sableuse, couverte de saladelles, une véritable escalade pour le vieil homme qui chancela. Je saisis son bras pour lui éviter la chute. Je sentis sa maigreur sous la manche de sa chemise à carreaux, ses os saillaient sous cette peau si fine, mais son poult battait nerveusement. Et dès qu’il retrouva l’équilibre, il se libéra de mon étreinte : « Que cet endroit est beau et calme, m’enthousiasmai-je.
— Vous voyez qu’il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour faire des découvertes.
— C’est juste, » dis-je en me réjouissant intérieurement de cette rencontre qui enrichissait mes promenades.
« Aidez- moi, voulez-vous ? » dit-il en me désignant un morceau de polystyrène qui trainait au sol.
« Bien sûr, dis-je en ramassant l’ordure, vous avez un sac ?
— J’ai toujours un ou deux sacs poubelles avec moi quand je me promène. »
Et je ramassais tout ce qui se présent ait sur les berges : tongs, filets de pêche, morceaux de polystyrène, bouteilles en plastiques. Rien de surprenant, ni de palpitant dans cette cueillette. Le lot de toutes les balades dans les lieux « naturels » autour de chez nous.
Jugeant mon bonhomme, écolo-compatible, je me lamentai du manque de respect des humains et énumérai les déchets qui jonchaient les fossés de l’arrière-pays que je sillonnais en vélo : les emballages de Mac Do dans leurs sacs marrons, les cannettes de bière, les bouteilles de whisky ou de vodka et les couches culottes. « Pourquoi ne pas partager avec la nature entière la merveilleuse merde de leur bébé si merveilleux ! Une merde sacrée, laissée en hommage ! »
Ce fut l’acmé de mon indignation, qu’il interrompit néanmoins sans considération, pour me désigner une branche de bois flotté qu’il avait repérée.
« Vous voulez que je ramasse cette branche ? dis-je, embarrassé de m’être laissé emporter avec trop de lyrisme.
— Oui, j’aimerais bien l’observer. »
Je lâchais le sac d’ordures et parcourrai un entrelac de buissons épineux, suivi par mon chien qui me disputa le morceau de bois que je parvins néanmoins à rapporter. Le vieux me l’arracha des mains avec une force que je n’avais pas soupçonnée jusque-là. Ses yeux brillaient d’une intensité nouvelle.
Il le soupesa, le scruta sous toutes les facettes, essuya le sable et la terre, puis palpa le bois, le rapprocha de son visage, le mouilla avec sa langue pour jauger le changement de couleur. A chaque phase de cette autopsie, son sourire s’intensifiait, son corps se redressait et son visage s’illuminait, dévoilant une énergie nouvelle.
« Vous pouvez me la tenir un instant ? » dit-il en ôtant son sac à dos. Puis une nouvelle fois, il me retira violemment le bois flotté des mains, l’enfourna dans le sac qu’il referma, avant de le remettre sur ses épaules, avec mon aide.
Je regrettais de n’avoir pas mieux observé cette branche qui devait avoir quelque chose de spécial. J’attendais des explications à ce sujet mais il désigna mon chien du doigt : « Regardez-le, celui-là, il s’est roulé dans la vase, ça va sentir bon dans la voiture ! » Et il rit tandis que je me ruai sur mon chien pour l’attacher. « Ne vous inquiétez pas, vous le baignerez un peu plus loin, ça le nettoiera. »
Je rentrais chez moi fort contrarié. La passion des odeurs qui possédait mon animal m’avait une fois encore, contraint à un nettoyage complet de sa personne et de ma voiture qu’il avait imbibé de son parfum de charogne.
Mon voisin qui bricolait devant chez lui, perçut mon agitation et vint s’enquérir de sa cause. Propriétaire, lui aussi, d’un chien de chasse il partagea mes plaintes avec compassion. Ce qui eut pour effet de m’apaiser.
Il m’interrogea sur ma promenade et je lui fis part de ma rencontre avec cet étonnant vieillard.
« Tu as dû croiser mon ami sculpteur, il est toujours en quête de morceaux de bois à travailler.
— Ah, je comprends mieux. Et il sculpte quoi au juste ?
— Des canards, des oiseaux et parfois d’autres animaux.
— C’est bien lui.
— C’est un homme extraordinaire avec un destin hors du commun. Mais fais tes affaires là, et passe prendre l’apéro, je te montrerai les canards que j’ai de lui. »
Je m’acquittais de ma besogne avec d’autant plus de légèreté que j’avais l’assurance qu’un moment agréable suivrait. Et après une bonne douche, je sonnais à sa porte.
Nous traversâmes le jardin, il m’indiqua les dernières plantations de sa femme qui collectionnait les succulentes, et nous gagnâmes le salon. Il avait installé sur la table basse, une dizaine de canards en bois. Il me laissa pour préparer notre apéritif. Je me saisis du premier que je caressai, il était doux et chaud. Je passais ma main sur les autres et avec chacun, la même sensation sur ma main, une attraction qui rendait difficile la séparation.
« Alors ils te plaisent mes canards ?
— Oui, beaucoup. » répondis-je, embarrassé qu’il ait pu remarquer l’attirance tactile que j’éprouvais.
Il s’assit face à moi et alors qu’il me désignait une à une, les espèces de canards représentées, et qu’il énonçait les caractéristiques de chacune d’elle, je gardais contre moi, blotti dans mes mains protectrices, le petit être palpitant. Peu m’importait son espèce, son contact me rendait ... responsable de sa vie. Mon voisin me prit des mains la chose tremblotante qu’il posa sur la table et m’en présenta une autre. Cette substitution m’embarrassa, mais les commentaires qu’il fit, m’encouragèrent à me préoccuper du nouveau venu, et là encore, miracle, même douceur, même chaleur et même pulsion qui éveilla en moi le même sentiment de protection.
« Cela me fait plaisir que tu apprécies son travail. Tiens, prends un morceau de tielle et goûte moi ce Puech Haut.
Je gardai la sarcelle sur mes genoux et me régalai de la délicieuse tielle qu’il avait fait réchauffé au four.
« Tu sais ce qui m’impressionne chez mon ami, c’est le mérite qu’il a de faire des choses aussi belles, parce qu’il n’a pas pris de cours pour apprendre. C’est un autodidacte.
— Ah, bon. Il faut pourtant beaucoup de compétence pour faire d’aussi beaux sujets. Il faisait quoi avant ?
— Si tu veux je peux te raconter son histoire, c’est un homme discret mais il parle volontiers de sa vie, il ne m’en voudrait pas de te faire ce récit.
— Très bien, je t’écoute.
— Tu sais les choses ont bien changées. Avant, à l’époque où mon ami était enfant, on n’avait pas autant d’occupations que maintenant. Les maisons n’étaient pas aussi confortables et quand on était pas très riche, comme c’était le cas de mon ami, les mères ne nous gardaient pas à la maison. Il fallait trouver à s’occuper. Ici tu peux t’en douter, c’est l’étang qui nous attirait. Il était toujours possible de gagner quelques sous en ramassant des palourdes ou en pêchant des loups qu’on revendait à des voisins. Mon ami ce qui l’intéressait ce n’était pas la pêche et les poissons, mais la chasse aux oiseaux. Dès petit, il avait admiré la variété des plumages et la délicatesse des mouvements de ceux qui venaient se poser sur l’étang. Et il trainait là, à observer comment chacun procédait pour chopper des canards. Et, vas savoir pourquoi, il s’est planté un jour devant une petite cabane en bois, toute petite, on dirait aujourd’hui un local à poubelle, tu vois ?
— Oui, comme celle qu’il y a au bas de notre rue.
— C’est cela. Donc mon ami il se plantait là, et observait une vieille qui fabriquait des appelants. On n’avait pas ces appelants en plastique qu’on trouve partout maintenant. Chacun se les fabriquait. Et cette vieille, son mari était mort à la guerre, la pauvre, et elle se débrouillait comme elle pouvait pour nourrir son fils. Et elle avait trouvé ça. Et finalement, tout le monde lui en prenait. Et même les gitans en prenaient pour les vendre en Camargue. Bref, ses appelants étaient très connus. Mon ami il se plantait là, toute la journée, si bien que la vieille a commencé à lui montrer le travail. Et depuis ce moment, c’est lui qui me l’a raconté, il ne s’est plus arrêté de sculpter. Par contre très vite, il a dépassé la vieille. Il a fait des oiseaux bien plus beaux. Si beaux, que personne ne voulait les utiliser comme appelant, ça les aurait abimés. Et un jour il a pu vivre de cette passion et il n’a plus fait que cela. Et tu peux me croire, on l’appelle de partout pour lui passer commande, et des gens riches, des suisses et même des américains. Et mon ami, il ne les fait pas passer avant, ils attendent comme les autres. Il a su rester simple, c’est ça que j’aime chez lui. »
Mon voisin qui était un homme sensible, comprit le regret que j’avais ne n’avoir pas assez prêté attention à ce personnage lors de notre rencontre : « si tu veux, un jour, on ira lui rendre visite chez lui, tu verras où il travaille, je t’amènerais.
— Avec plaisir.
— Allez, on mange, finis-moi cette tielle ! »
Je rentrai chez moi imprégné du destin de ce petit garçon, et dans les mains, le souvenir de ce contact chaud et sensible. Que serait-il devenu sans la rencontre avec cette vieille ? et ressurgit une question que je me posais souvent sur le destin des artistes et des génies. Que serait devenu Mozart si son père n’avait pas été musicien ? ou Picasso si son père avait été tailleur ? combien de génies l’humanité a-t-elle perdu ? j’inclinai à croire que les gens exceptionnels finissent toujours par faire quelque chose d’exceptionnel. Mais c’était une croyance, bien sûr je n’en ai aucune preuve.
Le regard de mon chien me sortit de ces pensées, le pauvre tentait de me faire comprendre qu’il n’avait pas mangé. Il m’accompagna en frétillant jusqu’au placard et se mit sur deux pattes quand il entendit les croquettes s’entrechoquer dans leur sac. Il engloutit le tout en quelques bouchées, sans trop mâcher : « Tu vas te rendre malade, et vomir pauvre idiot ! »
Je passais une semaine difficile au travail, jamais les discussions ne m’étaient parues aussi pauvres, les enjeux si ridicules, les objectifs si stupides. Je commençais à craindre que ces pensées ne transparaissent dans mes regards, dans les paroles que je prononçais. Allez savoir pourquoi, je pensais aux canards et cherchais à reconnaître leur envol à travers la fenêtre du bureau.
Le dimanche suivant, de bonne heure, nous partîmes avec la voiture de chasse de mon voisin, pour sortir les chiens à l’Étang avec son ami sculpteur. Nous avions rendez-vous chez lui, sa maison se trouvait dans un petit lotissement, près de l’étang. Une dame très gracieuse nous reçut et nous fit traverser le jardin pour gagner l’atelier : « Comment il va ?
— Pas très bien, ce travail l’épuise, je lui dis d’arrêter mais il n’y a rien à faire. Il prétend que ce sont les commandes qu’il doit honorer, qu’il doit faire vivre sa famille mais ce n’est qu’un prétexte. La vérité c’est qu’il ne veut pas s’arrêter.
— Pourquoi n’aménage- t- il pas atelier plus aéré ?
— Je ne sais pas, il refuse, impossible de le faire travailler ailleurs.
— Allez, ne t’inquiète pas je vais essayer de lui parler. »
Ils appelaient atelier, une petite cabane en bois de récupération. La lumière y entrait par la fenêtre, le toit était en tôle rouillée. Ni verrière, ni immense établi. Dans un coin reposaient des morceaux de bois de toutes sortes, une planche sur des tréteaux avec des limes, des râpes et un tour. Et partout de la sciure, accrochée aux murs, sur les maigres poutres. Aucun canard fini. Ils devaient être déposés dans un endroit plus précieux, quand ils étaient achevés, pensai-je.
Très rapidement j’éprouvais une gêne. Mes narines et ma gorge grattaient, je toussotais :
« Tu pourrais nettoyer et aérer, tu vois, tu fais tousser mon voisin. »
Je jugeais l’entrée en matière peu flatteuse pour moi, mais comme je reconnus le morceau de bois qu’il avait sur les genoux et qu’il creusait, je me fis reconnaître et il fut très amical : « Oh, ce morceau de bois flotté me donne du fil à retordre, pourtant je l’ai pris au meilleur endroit sur l’Étang. Je ne comprends pas. »
Ignorant totalement notre présence, il se remit à gratter avec son couteau : « Ah ! Ça y est ! Je tiens ma forme. On dirait que votre présence est bénéfique.
— C’est gentil de nous dire cela.
— Vas demander à Paulette de nous apporter du café et vous, prenez le tabouret là-bas et posez - vous là. »
Nous obéîmes tous deux.
« Ça va vous paraître étrange, mais il y a des conditions qui favorisent le travail et d’autres non. Vous, j’ai l’impression que vous êtes favorable. C’est avec vous que j’ai trouvé ce bois et le nœud qui m’embêtait a cédé quand vous êtes arrivés. »
Rendu confiant par ces remarques, j’osai : « Pourquoi dites-vous que nous avons trouvé le bois au bon endroit sur l’étang ? A cause des courants ?
— Pas du tout. J’ai appris à sculpter avec une femme qui habitait à cet endroit. Elle m’a donné, tout ce qui a fait mon bonheur dans cette vie.
— C’est son souvenir qui vous inspire ?
— Plus que ça petit, c’est son esprit, il donne la vie. Crois-moi, il y a de la magie dans tout cela. »
Je n’osai m’engager dans une voie, trop spirituelle pour moi. Je changeais de sujet systématiquement quand quelqu’un se mettait à évoquer de quelque manière, les esprits, les saints ou les sorciers. J’observais donc de mon tabouret, et sans mot dire, les gestes de l’homme. Il ponçait à présent. Je reconnaissais la forme. Ma place me permettait d’apprécier l’énergie et l’efficacité de son geste. J’assistai à la naissance d’un oiseau. Au-delà de tout réalisme, de toute ressemblance, la vie semblait traverser l’outil. J’étais fasciné. Soudain, il s’arrêta. Je déplaçais mon regard de ses mains vers ses yeux. Ils étaient cernés de gris et enfoncés sous ses longs sourcils, il peinait à respirer. Je m’avançais vers lui : « non, non, ce n’est rien, reste à ta place.
— Mais vous semblez si faible, pourquoi ne pas prendre l’air ?
— Toi aussi tu t’y mets ? Tu ne vois donc pas que je dois finir ?
— Si, mais vous pourriez vous installer dehors.
— Non, je ne peux pas travailler dehors.
— Mais je peux vous aider à déplacer les outils, l’établi...
— Non et non. Ce n’est pas possible je te dis. Je dois être dans la cabane, sinon ça ne marche pas. J’ai déjà essayé qu’est-ce que tu crois ? »
Je me tus. Je commençais à désespérer du temps que mon voisin prenait pour le café.
« Tu peux t’en aller si tu veux.
— Non, non. J’aime bien vous voir faire.
— Je vais t’apprendre quelque chose. Ces planches que tu vois, elles viennent de l’Étang ; c’est avec ces planches qu’était faite la cabane de la vieille. Après sa mort, la cabane est restée debout quelques temps, puis un jour elle est tombée. Quand j’ai vu cela, j’ai tout ramassé et j’ai tout apporté ici. Et puis une nuit, j’ai été réveillé par l’orage, et tu ne vas pas me croire, mais j’ai vu l’image de la cabane montée dans mon jardin.
Le lendemain, sans savoir pourquoi et malgré les engueulades de ma femme, je l’ai reconstruite. Et depuis, je travaille là. Je dis « travailler » parce que je ne sais pas quel mot utiliser. Je suis comme appelé par ça. C’est mon gagne-pain à présent. Mais en même temps, rien ne me rend plus heureux que de prendre un morceau de bois et de donner vie à ces êtres. Touche-le celui-là, ne sens-tu pas comme il est chaud ? Comme son cœur bat déjà ?
Je lui obéis et reconnus la chaleur et les pulsations qui affleuraient. « On s’en fout si c’est ressemblant, tu comprends ça ? Ce qui compte c’est la vie et là je suis content, la vie est passée. »
Il se tut à nouveau, manquant d’énergie. « Vous devriez vous arrêter, vous reposer, vous semblez épuisé » dis-je, conscient que le bonhomme était en prise à une forte excitation que son cœur ne semblait plus assez puissant pour accueillir.
« Ah, je ne comprends pas ce qui se passe, avant je ne ressentais aucune fatigue, j’avais la vie en moi, la force de la cabane me traversait, celle de la vieille. Et cette force moi je la mettais dans mes œuvres. Je ne pensais pas que cela s’arrêterait. A présent, il me semble que plus je donne la vie, plus la mienne se réduit. Je me suis peut-être trompé. La source c’était ma vie et je l’ai par trop d’usage, tarie. Ma vie s’est éclatée, dispersée dans tous mes oiseaux. Chacun d’eux est une partie de moi... Mais toi, tu es là... Tu me regardes avec intérêt. Tu veux apprendre ? Tu vas apprendre... Tu dois apprendre... »
Le bonhomme s’évanouit. J’allais chercher du secours dans la maison. Mon voisin qui avait pris le temps de libérer les chiens que nous avions laissé dans la voiture fermée et dangereusement ensoleillée, surgit avec la femme et s’élancèrent vers la cabane. « Aidez-moi, nous allons lui donner de l’air, il étouffe là-dedans. »
Nous déposâmes son corps inanimé dans le salon. Son épouse lui retira sa chemise à carreaux et avec un gant, retira de ses cheveux et de son visage, la sciure les imprégnait. Il reprit vie. « Trop tard pour vous » murmura-t-il. Nous prîmes congé.
Je pris régulièrement des nouvelles du vieil homme, il allait mieux et j’espérai secrètement que mon voisin me proposât une visite. Un matin, il frappa à ma porte : « Viens voir, j’ai quelque chose pour toi. »
Je le suivis jusqu’à son garage où il me désigna un tas de planches : « Mon ami sculpteur m’a demandé de te donner ça.
— C’est quoi, dis-je, j’aurais préféré un canard !
— Ce sont les planches de son atelier que sa femme a fait démonter.
Longtemps j’ai regardé ces planches dans mon garage. Et un jour, je me suis décidé à monter la cabane. Si je n’ai pas réussi à y sculpter quoi que ce fut, j’y ai installé quelques sculptures d’oiseaux, que j’ai achetées fort cher, dans une salle des ventes.
Sur une chaise longue, je me suis longtemps allongé, un canard en bois dans les mains et j’ai fait de merveilleuses siestes. Et un jour, le vieux m’est venu en rêve, il n’était pas content, je crois même qu’il était furieux : « Tu as tout, et tu ne fais rien. »
Alors après quelques semaines j’ai compris ce qu’il me disait, je ne savais pas tailler les canards, ni les dessiner mais je sents la vie qui les animait et je pouvais l’écrire.

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